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Grief and Beauty

© C. Michiel Devijver

Texte et mise en scène Milo Rau, au Théâtre National de la Colline – spectacle en néerlandais surtitré en français et en anglais.

La mort, cet impensable, comme le disait Milo Rau dans Everywoman, présenté il y a quelques mois au Théâtre de la Ville-Les Abbesses avec la Schaubühne de Berlin, nourrit aussi son inspiration dans ce spectacle qui appartient à la Trilogy of Private Life/Trilogie de la vie privée, avec Familie, également présenté à La Colline. Everywoman se terminait sur un long travelling arrière, qui, petit à petit effaçait Helga Bedau de l’écran jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini (cf. notre article du 6 novembre 2022). Avec Grief and Beauty/Le deuil et la Beauté, Milo Rau livre aujourd’hui un nouveau témoignage sur la mort, cet indicible et accompagne Johanna, à qui le film est dédié, jusqu’à son dernier souffle.

Un visage sur écran, l’image semble fixe elle ne l’est pas, celle qui semble nous regarder ou regarder dans le vide, une femme élégante, cligne légèrement des yeux. C’est Johanna. Dans un coin de la pièce, le balancier d’une pendule marque les heures. Ce rapport au temps est une donnée essentielle car Johanna, née en 1936 à Rotterdam, souriante encore mais souffrant d’une maladie incurable, a décidé de disparaître au lendemain de ses quatre-vingt-cinq ans. Depuis sa maladie, par la fenêtre, elle fait face à un platane rempli d’oiseaux, son lieu de vie. La rencontre entre Johanna, le réalisateur et ses assistants, a eu lieu chez elle, ils ont parlé ensemble pendant plus de quatre heures.

Sous l’écran, la scénographie de Barbara Vandendriessche présente la coupe longitudinale de la maison où un vieil homme suivra le même itinéraire que Johanna : de cour à jardin on est dans la cuisine-salle à manger, la chambre et le lit médicalisé, la salle de bains et les toilettes. À l’avant, côté cour, quatre acteurs viennent s’asseoir, petit à petit sur quatre chaises : une femme d’âge mûr (Anne Deyglat), un vieil homme qui se déshabille très naturellement devant nous pour enfiler son pyjama (Staf Smans), une jeune femme qui sera l’infirmière (Princess Isatu Hassan Bangura), un homme jeune (Arne de Tremerie qu’on avait vu dans The Interrogation d’Edouard Louis mis en scène par Milo Rau, cf. notre article du 4 juin 2022). Il pourrait être un petit fils et remplit le rôle d’assistant médical accompagnant le vieil homme dans les gestes de la vie quotidienne, gestes bien réels et très simplement réalisés : la douche, le change, l’habillage etc. Côté jardin une violoncelliste, Clémence Clarysse, qui gère aussi le son au plateau. Un cameraman (Moritz Von Dungern) viendra s’installer derrière la caméra sur pieds posée côté cour, et permettra l’alternance des images de la scène avec celles du film vidéo accompagnant Johanna.

© C. Michiel Devijver

Et tour à tour, chacun se raconte. L’homme jeune, (Arne de Tremerie) parle de son enfance et de son premier rôle, l’interprétation du Petit Prince quand il avait huit ou neuf ans, il ouvre le spectacle en racontant la morsure du serpent, il le fermera avec sa rose, les étoiles et les trous noirs, sa disparition dans un éclair. Il parle de sa mère atteinte d’une sclérose en plaques et raconte l’épisode savoureux où il l’oblige à oser utiliser son scooter pour handicapé, et raconte aussi la difficulté, quand elle s’est mise à boire. Puis il évoque la séparation de ses parents et son rôle d’aidant décuplé, auprès de sa mère. Il a même acquis une technique hors pair pour la relever quand elle tombait et nous la montre, l’appliquant soigneusement avec le vieil homme auprès de qui il apporte la vie ; il joue aussi du piano dans la cuisine.

À son tour le vieil homme se raconte (Staf Smans) : aîné de sept frères et sœurs, il aime la musique classique. Né de parents fermiers, très jeune il aide sa mère à la traite des vaches. Il y a des morts autour de lui comme celle de sa petite sœur, puis de sa mère. Engagé dans l’armée il voulait être officier. Un jour au bal, et alors que la bière coule à flots, pensant qu’il ne trouverait pas chaussure à son pied, il invite une jeune femme qui ne l’attire pas particulièrement et qui, pourtant, deviendra sa femme ; ils ont aujourd’hui, cinquante ans de mariage. Il a laissé tomber l’armée, est devenu comptable puis chef comptable avant de devenir acteur, dit-il fièrement, passé la quarantaine. On le verra chercher des mots pour décrire une odeur d’enfance, parler du chagrin à la mort de sa fille âgée de trente-trois ans, décrire le rituel de son futur enterrement, qu’il souhaite très sobre, nu dans un cercueil de bois et sans crémation.

© Piero Tauro

Troisième récit : à la quarantaine, cette femme d’âge mûr (Anne Deyglat) qui entoure le vieil homme avait rencontré un jeune homme de vingt-quatre ans, amour réciproque, mariage, un bonheur qui a duré vingt ans et la vie dans une maison pleine de charme et de romantisme, en Italie. Jusqu’au jour où l’annonce lui est faite qu’une autre la remplace, jour où pour elle le ciel se déchire Elle avait travaillé jusqu’à soixante-dix ans, dans divers emplois et parle de ce moment suspendu de la retraite où elle s’est brutalement sentie sans identité ni utilité. Elle raconte une anecdote qui l’a bousculée, celle d’un message d’amis, reçu par chat/mail, de la mort de leur enfant de six mois, la méthode l’avait choquée. Lors de l’enterrement et alors que la mère parlait de son fils, une alarme s’était déclenchée dans l’église, que personne n’avait su éteindre. La cérémonie s’était poursuivie avec cette épouvantable stridence, traduisant le chaos dans la tête de la mère. La femme évoque aussi son père photographe et pose la question des traces laissées, des souvenirs, des albums photos où l’on ne connaît plus personne.

Le récit suivant vient de la jeune femme qui tient le rôle d’infirmière (Staf Smans), originaire du Sierra Leone, qui avait transité par le Sénégal avec son père, avant de regagner l’Europe avec lui pour redécouvrir l’autre partie de la famille, sa mère et sa sœur. L’harmonie ne s’étant jamais faite, le père avait proféré des menaces de mort à l’égard de sa famille, avait-on dit, la nationalité française durement acquise lui avait été retirée, et il avait vécu comme un SDF. Attachée à son père, la séparation avait été pour elle un chagrin et sa mère avait changé de comportement, passant d’une relative gentillesse à une grande agressivité. Elle rêve encore de son pays, respire ses odeurs, entend la rue, tout en reconnaissant être très européanisée. Elle continue à marcher la nuit dans la ville, et se rappelle des promenades nocturnes avec son père. La vision d’une fleur peut la faire chavirer, quand son esprit s’évade jusqu’au champs de fleurs de l’enfance.

© C. Michiel Devijver

Dans le chapitre 3 l’écran retient toute notre attention, Johanna reçoit sa famille pour les adieux, on approche de l’échéance qu’elle s’est fixée. Au programme, musique et champagne. Elle a promis de garder son sourire jusqu’au bout, après la piqûre on la voit s’éteindre auprès des siens, jusqu’à la respiration qui se suspend. En parallèle, sur le plateau, le vieil homme est dans son lit, on lui avait annoncé un cancer le jour de son quarantième anniversaire. Le champagne est servi, la jeune femme fait aussi la piqûre, il s’éteint. Mais sur scène, la mort est fictive et le vieil homme se relève et se met à danser comme un fou romantique, un très beau moment ; sur écran, juste avant, la mort de Johanna est bien réelle. Alors la pièce pose la question : qu’est-ce que le deuil ?

La traversée vers l’autre côté du miroir que propose Milo Rau est d’une grande finesse et intensité, elle entrelace tous ces récits magnifiquement portés par les acteurs, et brouille fiction et réalité. Le théâtre apparaît là où quelqu’un disparaît. Johanna s’éteint sous nos yeux, comme elle en a décidé, nous, spectateurs, sommes témoins de son geste. La question de la limite de ce qu’il est possible de montrer se pose forcément, mais même si on a envie de l’oublier la mort ne fait-elle pas partie de la vie ? Dans Grief and Beauty, le théâtre s’efface, l’appartement, les murs de la scénographie s’envolent, laissant juste quelques traces qui à leur tour disparaitront. Par le parcours de Johanna, Milo Rau interroge la vie/la mort et nous interroge.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2023

avec : Arne de Tremerie, Anne Deyglat, Staf Smans , Staf Smans et Johanna B. à l’écran – dramaturgie Carmen Hornbostel – collaboration à la dramaturgie et coach Peter Synaeve – caméra Moritz Von Dungern – musique live Clémence Clarysse – composition Elia Rédiger – décor Barbara Vandendriessche – lumières Dennis Diels – assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens.

Du 19 au 21 janvier et du 2 au 5 février 2023 du mercredi au samedi à 20h30 et dimanche à 15h30, au Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – métro Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52. Spectacle présenté en alternance avec Familie.

Au bord

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galea – mise en scène Stanislas Nordey – avec Cécile Brune – au Théâtre national de la Colline.

C’est un texte radical, ni pièce ni poème, un monologue écrit sans ponctuation, en 2005, publié en 2010, qui a obtenu le Grand Prix de littérature dramatique 2011. Claudine Galea part d’une photo publiée dans le Washington Post le 21mai 2004 où l’on voit une jeune soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. La photo a fait scandale et servi de preuve aux exactions américaines : onze militaires dont la soldate ont été condamnés par des cours martiales.

Claudine Galea découvre cette photo en 2004 alors qu’elle a commencé à écrire Au bord et qu’elle ne réussit pas à avancer. Elle est sous le choc et l’épingle sur le mur, face à sa table de travail, c’est cette photo qui joue pour elle le rôle de déclencheur. Loin de l’archétype du bourreau, la soldate provoque chez elle fascination et sidération : une jeune femme blanche, petite et frêle abuse du pouvoir qu’elle se donne face à un homme arabe torturé. L’auteure construit autour d’elle un personnage dans lequel se mêlent sexualité, homosexualité et désir. Elle s’identifie et se regarde dedans. « J’ai dépunaisé la photo. L’image enfante d’autres images. Je suis cette laisse en vérité / elle est cette laisse en vérité… Je suis cette laisse et cette fille ».  Réminiscences, récurrences.

Le texte prend forme quand elle découvre le 21 août 2005 le livre intitulé En laisse, de Dominique Fourcade, écrivain et poète, second déclencheur à sa reprise de l’écriture. Ces mots résonnent, elle s’en empare dès le début de la pièce et le répète à l’infini : « Je suis cette laisse en vérité ». Cela devient un leitmotiv. Au bout de la laisse un homme torturé, relégué au rang d’animal, ou d’objet, au rang de sous-homme, dans les mains d’une femme, soldate sans scrupule. Autre récurrence, l’enfance du personnage et son rapport à une mère ni aimante ni aimée, humiliante même ; la sexualité, le désir face à la soldate : « Je la veux, c’est elle que je regarde. C’est elle que je veux. » Elle lui donne vie et s’invite : « Regarde-moi dit la fille. »

Le propos est étrange quand, d’une image de pure tragédie, on glisse dans la sphère de la sexualité, passant du collectif – la guerre et la torture – au privé, avec une certaine impudeur, ou provocation. La première partie du texte est formée de bribes où des images de femmes se superposent : l’auteure, ses amoureuses, sa mère, la soldate. S’enchaîne une sorte de monologue final – six pages sur vingt-sept – où l’écriture est plus construite et se cimente autour des mêmes obsessions : le féminin/le masculin ; ce qu’apporte pour elle l’homme comparé à ce qu’apporte la femme ; sa mère qu’elle identifie aussi au bourreau, à cette soldate et les aller-retours à l’enfance ; la fin de vie ; la chronologie de son écriture. Elle termine en mettant la focale sur trois femmes qui la hantent : sa mère juste avant sa mort, la soldate dans laquelle elle décèle agressivité et fragilité, son amoureuse. On peut alors se demander si la photo ne serait pas que prétexte pour parler d’elle, de ses désirs, de ses amours. Placée au centre du plateau, l’actrice donne le texte en des-crescendo, allant jusqu’au murmure, alors que la lumière descend.

Au plan scénique, tout repose sur Cécile Brune, l’actrice, grande professionnelle issue de vingt ans de Comédie Française, remarquable pour porter un texte fait de ressassements et d’inhumanité à peine troublé par quelques notes de piano. La mise en scène de Stanislas Nordey, directeur du TNS de Strasbourg est minimaliste. Des lumières quasiment fixes et un décor oppressant, lieu clos de type mastaba, tombeau, matrice, bunker ou prison, décor bleu clair parsemé de dessins comme de petits crochets. Rien de lisible, rien d’indispensable. Un vague carton blanc négligemment posé représente la photo, trace de ce qui a eu lieu, ce pourrait être aussi un miroir. Cette photo apparait sur le rideau de scène avant ouverture, en image inversée/ positif-négatif. Ne reste ensuite que son ombre reflétée sur le plateau et qui s’estompe jusqu’à progressivement s’effacer.

Au-delà du théâtre, restent les questions, comme les pose la philosophe Marie-José Mondzain : « Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ?  Qu’est-ce que faire voir ? Qui dit ce qu’il faut voir ? » On peut penser à la photo de Robert Capa Mort d’un soldat républicain prise en septembre 1936 pendant la guerre d’Espagne, une des premières photos montrant un combattant tombant à la renverse, la main encore posée sur son fusil, un ciel immense derrière lui. On peut penser à la photo de l’enfant kurde mort de la guerre en Syrie à l’âge de 3 ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie, le 2 septembre 2015 qui a modifié le regard porté sur les réfugiés. « Quel est le lieu même où commence l’art ? » demande Roland Barthes. Et il  poursuit : « Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions. » Qu’est-ce que la réalité ? Celle d’aujourd’hui s’appelle Ukraine et crimes contre l’humanité, signés Poutine. L’actualité rattrape la pièce.

Dans Au bord, le public, comme l’auteure, grave dans sa tête la photo de la soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Dans ce retour du tragique il reste au bord de l’indicible, de la violence, de la brutalité, de la vie, de la mort, de l’écriture.

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Du 15 mars au 9 avril 2022, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – tél. : 01 44 62 52 52- site : www.colline.fr – Avec Cécile Brune – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau, scénographie Emmanuel Clolus, lumières Stéphanie Daniel, costumes Raoul Fernandez – Le texte est publié aux éditions Espaces 34.

Quills

© Stéphane Bourgeois

Texte de Doug Wright – traduction Jean-Pierre Cloutier – mise en scène et espace scénique Jean Pierre Cloutier et Robert Lepage – Ex Machina production – au Théâtre National de la Colline.

Né en 1962 à Dallas (Texas), librettiste, auteur de théâtre et de scénarios, Doug Wright écrit principalement des comédies musicales et des téléfilms pour la télévision. Sa pièce Quills fut créée en 1995 à Washington puis jouée off Broadway au New York Theatre Workshop. Elle traite de l’internement du Marquis de Sade à Charenton les dernières années de sa vie. L’auteur en a aussi écrit le scénario pour le film Quills, La Plume et le Sang qu’a réalisé Philip Kaufman, en 2000.

Robert Lepage, metteur en scène québécois connu en France pour ses propositions théâtrales multiformes, du jeu d’acteur le plus créatif – La Trilogie des Dragons – aux spectacles de haute technologie – Les Aiguilles et l’Opium – s’empare du texte, accompagné de Jean-Pierre Cloutier, artiste de cirque à l’origine. Lepage interprète Sade : Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à l’Asile de Charenton/Saint-Maurice où il passe les onze dernières années de sa vie. Il avait connu Vincennes et la Bastille pendant la Révolution, puis avait été interné sans jugement et de façon arbitraire à partir de 1801, à la prison de Bicêtre notamment. L’abbé de Coulmier, directeur de l’établissement, un réformateur bienveillant avec qui il sympathise, lui aménage un statut particulier et très protégé, Madame de Sade y veille particulièrement. Il croit aux vertus thérapeutiques du spectacle et fait construire à l’intérieur de l’asile un véritable théâtre destiné à recevoir une cinquantaine de malades mentaux. Sade devient le grand ordonnateur des fêtes, compose des pièces et en dirige les répétitions, Charenton défraie la chronique. Sa conduite lubrique et provocatrice face aux personnels et aux autorités et la diffusion de sa littérature sulfureuse, inquiètent l’Empereur Napoléon Ier qui ne veut ébranler les fondements moraux de la société. Il nomme à Charenton un médecin-chef, le docteur Royer-Collard pour mettre fin à la circulation des idées libertines et imposer le silence. C’est mal connaître le brillant Marquis, prolixe à souhait, et très connu depuis la publication de Justine ou les malheurs de la vertu qui avait scandalisé. A Charenton, quand on lui retire papier et crayon, Sade importe ses fantasmes et désirs immoraux sur les murs et les vêtements, sur tous les supports possibles trouvés dans ses appartements et avec toutes encres ou substituts, allant du sang aux excréments.

La pièce croise le destin du véritable Marquis de Sade mais sa construction a quelque chose de linéaire avec son unité de temps, de lieu et d’action. Robert Lepage et Jean-Claude Cloutier l’inscrivent eux-aussi dans un cadre quasi néo-classique, sauf au final dans la scène sacrilège mais tardive, quand tout se déstructure et que la mort approche. La scénographie est inventive, comme toujours chez Lepage et sert magnifiquement le propos. Elle est basée sur un jeu de miroirs pivotants, sorte de kaléidoscope qui travaille sur le dédoublement à l’infini du personnage, renvoie à son narcissisme et à ses multiples facettes. Elle a un effet labyrinthe où l’on se perd et joue parfois de transparence, façon miroirs sans tain. On ne décolle pourtant pas dans ces paradis artificiels surannés au style de jeu légèrement distant et désuet, où la distance de l’ironie qui affleure à de nombreux moments ne rattrape pas l’ensemble. Lepage lui-même, bien emperruqué, s’efforce à traduire la démence libertine du personnage qu’il interprète mais le spectacle est long pour arriver à la mise en croix licencieuse, sublimement réalisée par le jeu diabolique des miroirs psychanalytiques.

Écrite dans le contexte du retour d’un certain conservatisme aux États-Unis dans les années 1990, Quills – qui signifie la plume d’oie – réfléchit aux limites posées par la société et évoque la question de la censure. Taraudé par la diffusion de son œuvre, Sade s’inscrit dans la surenchère, devient inatteignable et hors-limites. De victime d’un système répressif, il se transforme lui-même sur scène en un monstre de débauche. Robert Lepage interprète cette déchéance avec précision, entouré du monde pieux de l’encadrement de l’Asile et des personnels qui, comme Madeleine la blanchisseuse, vaquent, et qu’il harcèle. On est à l’extrême de l’obscénité d’un homme qui se joue de tout et qui le fait savoir par ses écrits, il n’est plus que subversion. « L’enfer lui-même est le creuset où j’ai forgé mon arme » clame-t-il dans ses propos provocateurs. Il finit nu comme un ver et dépouillé de toute identité dans la pure expression de ses fantasmes. Pour lui, la tentation est permanente et pour le spectateur, l’illusion est théâtralité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2018

Avec : Pierre-Yves Cardinal, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Pierre Lebeau, Robert Lepage, Mary Lee Picknell – assistante à la mise en scène Adèle Saint-Amand – lumières Lucie Bazzo -environnement sonore Antoine Bédard – costumes Sébastien Dionne – collaboration à la scénographie Christian Fontaine – accessoires Sylvie Courbron – perruques Richard Hansen –  maquillages Gabrielle Brulotte – Le spectacle a été créé le 12 janvier 2016 au Trident, à Québec.

Du 6 au 18 février 2018 – Théâtre National de la Colline, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta. Site : www.colline.fr – spectacle à partir de 16 ans.

 

Le Temps et la Chambre

© Michel Corbou

De Botho Strauss – texte français Michel Vinaver – mise en scène Alain Françon – au Théâtre National de la Colline.

L’action se passe dans un grand appartement classique légèrement suranné, aux immenses baies vitrées. Deux hommes d’âge mûr de la bonne bourgeoisie, devisent, deux amis calés au fond de leurs fauteuils club, au pied d’une haute colonne rouge vestige du passé, dotée plus tard de la parole. Un brin cyniques et plutôt gris, ils semblent hors du temps. Julius (Jacques Weber) regarde par la fenêtre, Olaf (Gilles Privat) regarde en lui même, sorte de Dupont et Dupond droit sortis de chez Hergé, le duo se révélera savoureux. La description précise d’une jeune passante faite par Julius à Olaf les divertit lorsqu’un coup de sonnette suspend leur discussion. Une jeune femme, copie conforme à cette description et qui répond au nom de Marie Steuber (Georgia Scalliet, de la Comédie Française) entre avec aplomb et décontraction et s’immisce dans la conversation : « Vous venez de parler de moi ? » dit-elle, comme une apparition. Ils semblent à peine étonnés.

La baie vitrée côté jardin, une immense porte d’entrée côté cour à l’échelle de l’appartement, sont les éléments qui guident le mouvement de la pièce. On devine à l’arrière une salle de bains et une chambre. Au fil du texte et du temps rythmé par les coups de sonnette, un défilé de personnages aussi énigmatiques les uns que les autres s’invitent et font une entrée remarquée, on ne sait s’ils se connaissent, s’ils se sont connus jadis ou s’ils vont se reconnaitre. « Botho Strauss, dit Alain Françon, offre aux acteurs une matière de jeu passionnante » : l’Homme sans montre (Wladimir Yordanoff) croise L’Impatiente (Dominique Valadié), L’Homme au manteau d’hiver (Antoine Mathieu) porte La Femme sommeil (Aurélie Reinhorn), le Parfait Inconnu (Renaud Triffault) et le Premier Homme (Charlie Nelson), s’égarent. La pièce joue de mystère dans le temps comme dans l’espace, on se croirait dans le labyrinthe d’un jeu de société, ou de massacre, dont on ne connaitrait pas les règles, un grand cérémonial fantoche et fantomatique, un drôle de rêve. Le trouble s’installe chez le spectateur, les codes ne sont pas donnés et chacun peut inventer son histoire ou écrire sa pièce. Il y a de l’humour et de la dérision, de l’inattendu dans les relations entre les personnages, comme un air de Beckett. La seconde partie re-construit partiellement le puzzle du parcours de Marie Steuber dans ses connaissances de l’un ou de l’autre, mais tout reste à l’état d’esquisse et de discontinu, il n’y a pas de fil logique pour cimenter la pensée de l’auteur, le flou est la couleur.

Admirateur de Botho Strauss – que Patrice Chéreau a contribué à faire connaître en France par la mise en scène de cette même pièce, Le Temps et la Chambre, également dans l’adaptation de Michel Vinaver, en 1991, à l’Odéon – Alain Françon donne sa perception des textes et de l’auteur : « Il déconstruit les logiques et les habitudes narratives, mais il y a, dans son écriture, la verticalité qui fait décoller le propos et qui ouvre un horizon de sens. » Il a mis en scène en 2015 avec les apprentis comédiens de l’Ensatt La Trilogie du revoir au Festival de Fourvière à Lyon, et en 2016 Personne d’autre (Fragments), un montage de textes au Printemps des Comédiens, à Montpellier avec les élèves de l’Ensad. Romancier, essayiste et écrivain, les romans de Botho Strauss – qui parlent beaucoup de solitude et d’enfermement – ont souvent été adaptés à la scène. L’auteur allemand avait travaillé en tant que dramaturge à la Schaubühne de Berlin avec Peter Stein et Luc Bondy.

De retour dans ce Théâtre qu’il a dirigé une quinzaine d’années et jusqu’en 2010, Alain Françon présente, avec sa virtuosité habituelle et d’une manière très maitrisée, cette pièce singulière qui se plait à brouiller les pistes.  « Je pourrais dire que Le Temps et la Chambre est la pièce la plus étrange que je connais. J’ai toujours eu en tête de la monter. Botho Strauss ose faire ce qui paraît impensable. En physique, en philosophie, on parle de l’espace-temps, dans cette notion les deux sont inséparables. On les voit toujours comme un et indissociables, c’est-à-dire qu’on a tendance à les cacher. Y compris au théâtre. Lui, dès le titre, les sépare : il y a le temps et la chambre. » Le Temps dissout le présent dans les bribes du passé et nous place dans une sorte d’illusion de ce qui pourrait ou aurait pu advenir. La Chambre à la fois attire et inquiète, construit et déconstruit des situations imprévisibles et fantastiques, drôles et intrigantes. Les personnages, énigmatiques et volatiles, en sont le fil conducteur. Passé l’exercice de style – au demeurant très bien interprété et réalisé – on reste un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2017

Avec : Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie-Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff. Assistanat à la mise en scène Nicolas Doutey – dramaturgie David Tuaillon – décor Jacques Gabel – lumières Joël Hourbeigt – costumes Marie La Rocca – musique Marie-Jeanne Séréro – son Léonard Françon – et la voix d’Anouk Grinberg Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du 6 janvier au 3 février 2017 – La Colline Théâtre national – 15 rue Malte-Brun 75020. Paris – Métro : Gambetta – www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – En tournée : 7 et 8 février Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 17 février MC2 de Grenoble – 22 au 24 février Théâtre sortie Ouest de Béziers – 1er au 12 mars Théâtre du Nord à Lille 19 au 21 mai Théâtre en mai de Dijon.

Fin de l’histoire, d’après Witold Gombrowicz

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre National de la Colline, puis en tournée

Dans Nouveau Roman monté en 2012, Christophe Honoré travaillait déjà le fragment. Avec Fin de l’histoire, le réalisateur et metteur en scène continue à brasser la matière théâtrale à sa manière et la fait lever, de montage en digressions. Il part de la pièce inachevée de Witold Gombrowicz – d’origine lituanienne, né en 1904 à Kielce, au sud d’une Pologne occupée par les russes – mêle des extraits d’un écrit très polémique datant de 1947 Contre les poètes et de son célèbre Journal dont la première partie est éditée en 1957. « La messe poétique a lieu dans le vide le plus complet » conteste-t-il. Il y adjoint des textes philosophiques et politiques et notamment ceux du politologue américain, Francis Fukuyama, à partir de son ouvrage La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce concept de La fin de l’Histoire apparaît chez Hegel comme processus historique puis est repris par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève et par Francis Fukuyama avant d’être contesté par Jacques Derrida suite à la chute du Mur de Berlin.

 A la veille de la guerre, en 1939, Gombrowicz plus que trentenaire embarque pour l’Argentine où il restera vingt-cinq ans. Son premier roman, Ferdydurke a été publié en 1937 et sa pièce, Yvonne princesse de Bourgogne, en 1938. L’auteur cultive un certain sens du paradoxe et joue avec l’absurde, balloté entre les traditions de son pays et un certain antinationalisme. C’est de ce matériau dont s’empare Christophe Honoré jouant sur l’immaturité telle que proposée dans l’ouvrage Mémoires du temps de l’immaturité que Gombrowicz publie dès 1933 et sur l’Histoire en cette période perturbée où s’illustrent Hitler, Mussolini, Staline, Edvard Beneš – président du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres en 1940 avant de permettre la mainmise des communistes, en 1948 – ; Józef Beck, militaire et homme politique polonais, ministre des Affaires étrangères au profil intransigeant qui, comme les autres officiels, s’enfuient du pays au moment de l’invasion allemande ; pour la France Edouard Daladier du Parti radical, livré aux Allemands au moment de l’invasion de la zone libre, interné puis libéré par les Américains.

Que fait le metteur en scène de tout ce matériau ? Il l’interprète avec distance et humour, quitte à le vider parfois de substance. Mais on est au théâtre non pas au cours d’histoire et il n’est pas le biographe de Gombrowicz. La scénographie ressemble à la salle d’attente d’une gare avec un escalier stalinien menant à des portes vitrées, ou encore à une entrée majestueuse de piscine version années 30. Il est zéro heure zéro cinq, l’été 1939. La famille Gombrowicz au grand complet accompagne Witold, âgé de dix-sept ans, en partance pour l’Argentine : ses deux frères, Jerzy et Janusz à mille milles de Witold, leur sœur Rena, sorte de mégère non apprivoisée, la mère pleine de gouaille qui écope de sarcasmes fort peu sympathiques de la part du père menant son monde à la baguette.

Witold, est fait d’étrangeté et d’homosexualité affichée et semble tombé d’une autre planète. « Mon petit chien bizarre…  Je ne sais pas où te mettre dans la famille… » dit la mère. L’amie de Witold venue l’accompagner et aussitôt délaissée subit un rite d’initiation par le questionnaire qui lui est infligé sur sa nationalité – allemande ou polonaise – allant jusqu’au viol par l’un des frères Gombrowicz. De cours de danse en vacheries et de purs délires en échappées solo, avec ou sans chaussures, le spectateur essaie de recoller les morceaux et l’image décentrée de l’écrivain présenté ici, du haut de ses dix-sept ans, comme une figure un peu pâle, certes singulier et différent mais dévoré par cette famille, et donc effacé.

Dans la seconde partie, les mêmes acteurs se transforment en figures politiques extrêmes – ceux qui ont mené et déstructuré le monde – et en philosophes qui refont le monde à leur manière, sous couvert des accords de Yalta en 1939 pour mettre fin à la 2nde guerre mondiale, traités ici comme une mascarade. Carte de l’Europe, valises, partage du monde, cela dégénère de beuverie en chansons paillardes, de manière plutôt parodique dans ces mondes qui se délitent. « On s’est livré à quel Staline ? A quel Hitler ? »  Staline – interprété ici par une femme – est pire qu’Hitler, nous dit-on. Et le dernier quatrain « Si y a pas la guerre… Si y a pas la bombe atomique… Si y a pas… etc.» Le final place le spectateur face aux bombardement, fumées et incendies dans la nuit, image très cinéma qui renvoie à la solitude et à la mort. « Le communisme… Le monde ne veut plus de moi, dit Witold. Quelque chose s’est dégradé entre moi et le monde. » Nous sommes entre réalité et fiction, entre histoire familiale et histoire sociale, dans de l’inachevé. Tous les acteurs servent le propos de cette fresque historico-littéraire réinterprétée par Christophe Honoré à l’ombre de Gombrowicz, avec sérieux et loufoquerie, dont une petite mention pour Annie Mercier, mère magnifique de gouaille et de maîtrise.

Brigitte Rémer

Avec Jean‑Charles Clichet – Sébastien Éveno – Julien Honoré – Erwan Ha Kyoon Larcher – Élise Lhomeau – Annie Mercier – Mathieu Saccucci – Marlène Saldana – scénographie Alban Ho Van – lumière Kelig Le Bars – création costumes Marie La Rocca – conception et fabrication des masques Fanny Gautreau – dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy.

Vu au Théâtre National de La Colline (3 au 28 novembre 2015) – En tournée : Théâtre National de Varsovie les 4 et 5 décembre 2015 – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 17 décembre 2015 – Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche les 6 et 7 janvier 2016 – Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique du 13 au 15 janvier 2016 – Maison des arts de Créteil du 28 au 30 janvier 2016 – Théâtre national de Nice du 25 au 27 février 2016.